LES TOILETTES, ETROITES ET CICATRISEES
le cyrano
Les toilettes sont les seuls lieux qui ménagent à l'intérieur du bistrot un instant d'intimité. La disparition des vespasiennes, a profité aux bistrots, devenus, de par leur situation urbaine, lieu de «soulagement» du passant.

«La suppression du moindre édicule entraîne une véritable démoralisation de la population mâle : Le passant pressé n'a plus, pour répondre à l'appel, que dis-je, à l'injonction de la nature, qu'à se rendre dans un café où il devra payer une consommation qu'il aura, je l'espère, la sagesse de ne pas boire s'il ne veut pas être obligé d'entrer quelques instants plus tard dans un autre café pour y restituer le nouveau trop-plein, et ressusciter ainsi le mythe, mais cette fois bien réel, du tonneau des Danaïdes.»29
Roger-Henri Guerrand
les chiotes du cyrano
S'il en fut ainsi dans les années soixante, aujourd'hui, sans idée de consommer, les passants les moins audacieux franchissent sans hésitation le seuil des bistrots pour bénéficier des installations sanitaires. Cette permission est devenue une des caractéristiques de ces lieux à caractère public, où la circulation est libre et l'anonymat de mise.

Comme le fut la vespasienne, cet isoloir du bistrot est souvent recouvert de messages adressés aux prochains usagers. On y trouve : des annonces érotiques accompagnées de numéros de téléphone, graffitis anarchistes, et insultes... C'est ici qu'on s'épand généreusement de toutes ces pensées malsaines, inavouables, enfin délivrées au public. Les murs des toilettes pallient cette violente frustration en criant tout haut ce que les gens pensent tout bas : une nouvelle manifestation de symptômes existentiels, nécessité absolue de laisser sa trace. Les clients ne respectent pas ces lieux. Étant d'usage public, ils sont propices aux débordements sauvages, ils deviennent des défouloirs où s'exerce l'incivilité de trop d'individus. Ils sont victimes de sévices répétés. Le dérouleur à papier hygiénique est rayé, cicatrisé par des brûlures de cigarettes. L'exiguïté des toilettes à Paris montre bien à quel point cette zone bâtarde est complètement négligée. Par la fonction peu honorifique qu'ils remplissent, ces recoins sont des espaces délaissés. Ils appartiennent à ces lieux ingrats qui nous renvoient l'image d'une vile nécessité. Les déjections urétrales et anales étant honteuses, le lieu qu'on leur réserve est trop souvent devenu un lieu de dégoût, plus ou moins nauséabond et qui parfois nous agresse.

«Le dernier cercle de l'enfer est très souvent atteint par une descente dans les W.-C. des cafés, «à la turque», les trois quarts du temps. Chaque fois qu'on tire la chasse, on prend un bain de pieds, ils sont bouchés, ils manquent de tout, ils sont sales, ils sentent mauvais.»30
les chiotes du cyrano
L'attention que le patron porte à la tenue de ses «toilettes», reflète généralement l'esprit du bistrot. S'y traduisent, soit un côté prévenant, soit un laisser-aller total. Des toilettes non respectées par la direction de l'établissement, n'ont aucun égard à attendre de la clientèle.

Au Cyrano, place Clichy, les toilettes ne sont aucunement délaissées, bien au contraire. Elles participent à l'image globale du bistrot. Jacky, le patron, soigne chaque petit détail. L'esprit loufoque et fantaisiste du Cyrano, qu'affirme l'accumulation de fanions de football sur fond de mosaïques dorées, style art déco, s'exprime également dans les toilettes. Une jambe de mannequin fait office de cordon de chasse d'eau. L'ouverture de la porte active l'éclairage, la fermeture du verrou intensifie la luminosité et déclenche l'aération, mais un capteur détectant une position assise trop prolongée vous plonge soudain dans la pénombre.

Toutes ces attentions décoratives portées aux toilettes incitent les clients à davantage de respect. Un lieu qui vous respecte, est un lieu respecté.

A l'opposé, chez Fanfan, si un besoin pressant vous irrite, on vous recommandera gracieusement d'utiliser la rue.