TABLE OU COMPTOIR ?
amadi choisit le comptoir
D'un choix qui semble être sans importance, naissent de nombreux comportements. Tables ou comptoir ? Assis ou debout ? Les débits de boissons parisiens pratiquent une différence de tarif selon le prestige de la zone de consommation choisie. Plus la commande s'éloigne du comptoir, plus le prix s'éleve. La contenance des porte-monnaie pourrait orienter alors le choix de la place, mais les tarifs des bistrots de quartier n'étant pas excessivement élevés, et la différence entre tables et comptoir exagérée, ce critère de choix n'est pas déterminant.

Géométriquement, le comptoir représente une ligne le long de laquelle les acteurs se distribuent. La bulle intime qui entoure chaque personne reçoit divers messages selon sa position. On peut ainsi participer aux différentes discussions qui proviennent de notre entourage, nous entretenir avec le patron qui nous fait face, percevoir l'ensemble des clients du comptoir dans le miroir planté derrière son dos. Le comptoir ne fait pas que rassembler brièvement une clientèle pressée : si c'est effectivement le cas au matin, il n'en est pas de même le soir. Les clients de fin de journée sont le plus souvent des habitués. Une fois réunis, ils éprouvent beaucoup de difficultés à se quitter et s'offrent mutuellement des tournées par groupes de deux ou trois, trinquant jusqu'à plus soif pour conjurer la crainte séculaire de la nuit, et repousser le plus loin possible, dans l'effervescence de la multitude, le moment du sommeil qui renverra chacun à sa solitude.

Si pour certains, s'installer au comptoir signifie consommer rapidement et le faire debout pour gagner du temps, pour d'autres cela permet de se montrer et d'être vus. Ceux qui s'installent au comptoir sont surtout les familiers qui entretiennent une intimité avec le lieu et par conséquent jouissent de privilèges et souhaitent le faire savoir.
aux folies
Ceux qui s'assoient cherchent au contraire la tranquillité et s'isolent de la meute braillarde collée au bar, meute qui ne ratera pas l'occasion d'un brin de conversation pour tester les nouveaux venus. Dans certains bistrots, le nouveau-venu s'exclut naturellement, car la place au comptoir se mérite, se gagne. Tous les bistrots, pourtant ne présentent pas ce faciès d'arène, et le choix de la table est motivé par d'autres considérations. Les tables offrent un autre confort et permettent de prolonger la rencontre. On ne s'aligne pas, mais on s'éparpille autour d'un point central. Les étudiants viennent fréquemment en groupes et squattent systématiquement les tables. Ils peuvent rester là des heures à déconner ou à refaire le monde, c'est selon...

Un autre critère définissant le choix des clients se fonde sur la notion d'équilibre : un équilibre inconscient entre le nombre des personnes assises et celui des personnes debout. La bulle intime à l'intérieur de laquelle chaque être se déplace doit à nouveau être prise en compte. Lorsque la densité du bistrot le permet, les clients venant à plusieurs choisissent le plus souvent de laisser une table vacante entre leur groupe et un autre déjà installé. On peut observer de telles répartitions dans les stations de métro, où l'occupation des places assises s'effectue de façon homogène. Il ne viendrait pas à l'idée des gens de s'asseoir individuellement et méthodiquement les uns à côté des autres jusqu'à ce que toutes les places soient occupées. Edwart T. Hall considère cette problématique à l'aide des quatre bulles sociales qu'on a déjà évoquées. S'asseoir l'un à côté de l'autre implique qu'une partie des bulles intimes se confondent. On accepte ainsi une certaine violation spatiale qui vient de l'autre et les voyageurs du métro, spontanément, se répartissent dans l'espace pour éviter une agression systématique de leur bulle, jusqu'à ce que l'espace soit saturé et chacun accepte alors la promiscuité à défaut d'une autre solution.
yaya, serveur au zorba
L'homme préserve sa bulle de bien-être et de sécurité tant qu'il en a la possibilité. Laisser une table vacante entre chaque groupe répond à ce désir. Par contre, on s'accepte entre individus du même groupe. Ensemble, nous formons une bulle subdivisée en sous-bulles. Mais cette bulle commune n'accepte pas de se mêler aux autres. Chaque culture possède des coefficients de perméabilité différents. Dans notre société occidentale, nos bulles réagissent comme une multitude de gouttes d'huile et d'eau glissant sans cesse les unes sur les autres sans jamais se confondre.

Le même type de comportement s'observe au comptoir et les consommateurs préfèrent se répartir tout au long, plutôt que de former un conglomérat dense à une extrémité. Cet équilibre psychologique du bien-être s'exprime aussi entre les personnes consommant au comptoir et celles assises autour des tables (l'heure du repas faisant exception à la règle, bien entendu).

Une client qui occupe une table de quatre places, possède un territoire indu. La surface qu'il monopolise est disproportionnée par rapport à sa personne. Néanmoins, les gens n'oseront pas s'asseoir à sa table : ils auraient le sentiment de violer un espace qui ne leur appartient pas. Mais qu'on demande au client solitaire de céder «ses» chaises, et il le fera aussitôt, de bonne grâce. C'est ainsi qu'on observe des variations de densité dans les bistrots. Certaines tables prévues pour quatre convives sont occupées par cinq, ou six, d'autres par trois, voire deux ou une seule malheureuse personne que le garçon, éventuellement, n'hésitera pas à déplacer.