S'Y RENCONTRER ET ECHANGER |
«Le
bistrot apparaît comme un lieu privilégié, l'équivalent
de la place publique, de l'enceinte des tournois, un lieu officiel comme
la Mairie ou l'Église.»6 Pierre Sansot «Le bistrot ou la taverne est l'institution autonome de la culture populaire, hors du monde bourgeois - comme hors du contrôle ecclésiastique - institution absolument profane, bien que pénétrée par le mysticisme secret de la communication, riche en virtualités communautaires et anarchistes (absence de hiérarchie); c'est l'oasis, l'utopie concrète de la vie plébéienne».7 Edgar Morin |
Le
bistrot offre, il rend service, il facilite l'événement qui
ne saurait se dérouler sur le terrain familial ou professionnel.
On s'y fixe des rendez-vous, on s'y rencontre, on s'y bouscule, on s'y réchauffe,
on y fraternise, parfois superficiellement mais, souvent aussi, pour combler
un vide affectif profond. C'est un lieu qui vient en aide aux hommes, en retour ceux-ci le sacralisent. Les bistrots sont aujourd'hui en déclin significatif. Du début des années soixante-dix à aujourd'hui, leur nombre a diminué de moitié. En janvier 1996, la France en comptait, selon l'INSEE, 48 693, dont 1 976 sur Paris. «La fréquentation actuelle des cafés et bistrots semble liée (...) au temps disponible lorsque l'on a déduit des 24 heures quotidiennes le temps de travail, le sommeil, les durées de transport en commun ou individuels, les relations familiales, la satisfaction des besoins croissants de contact avec la nature etc. Cette fréquentation subit l'influence de l'amélioration de l'habitat, (...) qui incite à l'intimité familiale plus qu'à l'ambiance collective. Elle résiste mal à l'attrait de la télévision à domicile. Elle souffre de la multiplication des restaurants d'entreprise. Elle bénéficie par contre de la clientèle complémentaire du P.M.U., du loto, des débits de tabac ou de timbres.» 8 |
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Le
bistrot est l'endroit qui regroupe, qui restaure la convivialité
oubliée, qui s'oppose à une tendance actuelle de dislocation
des groupes sociaux provoquant l'isolement progressif des individus. Il
est un antidote contre la solitude générée par notre
société moderne. Les progrès techniques réalisés
ces dernières décennies ont quelques peu contribué
à cette dislocation. Les moyens d'hypercommunication mis à
notre disposition ne facilitent pas le contact humain. Ils contribuent au
contraire à l'estomper. «L'autre» n'est plus qu'un pâle
halo luminescent et irradiant, éclairant nos visages au travers d'un
écran. «L'autre» se virtualise au travers des nouvelles
technologies. La voiture, le téléphone, la télévision
sont autant de réseaux qui ont amplifié la communication tout
en supprimant la richesse du contact direct, du contact charnel. La voiture
est devenue une seconde enveloppe protectrice, une paroi isolatrice en métal.
Ce cocon métallique, ce logement secondaire, n'entretient plus de
relations saines avec l'environnement extérieur. La télévision cloître définitivement les gens, pour les isoler, les gangrener dans une sorte de paralysie lumino-hypnotisante. La généralisation du confort dans l'habitat a fortement contribué à supprimer la vie communautaire qui existait dans les immeubles. Aujourd'hui tout le monde est suréquipé et n'a plus besoin de faire appel au service du voisin. La vie de palier disparaît, l'homme se protège à mesure qu'il se pourvoit, il se calfeutre, se cache, se replie telle une bête craintive. Tous ces systèmes qui nous permettent de communiquer entre nous, nous poussent en fait vers une solitude totale. Quand on va dans un café, on parle. Dans les cybercafés (cafés branchés sur le réseau Internet), il est paradoxal de réunir dans un lieu voué à une communication de proximité, des gens esseulés devant des écrans, qui évoluent en fait dans un système de communication lointaine. Le contact humain, physique, est gommé. Dans «L'homme symbiotique», Joël de Rosnay nous fait part d'un devenir possible de la planète dicté par les nouvelles technologies : «Les conditions techniques de la symbiose entre l'homme et le macro-organisme sociétal sont ainsi réunies. Une des évolutions parmi les plus rapides et les plus riches de signification pour l'avenir me paraît être celle du cerveau planétaire, des interfaces biotiques et du cyberespace (...) Progressivement, par l'intermédiaire des muscles des hommes, de leurs machines, de leurs cerveaux, prend corps et s'anime un immense être planétaire : le cybionte.» 9 |
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A
l'heure où la planète se dote d'un cerveau planétaire
capable de relier chaque être humain aux autres par l'intermédiaire
des technologies informatiques, le cerveau du quartier, lui, s'atrophie
peu à peu. Une à une ses cellules se désagrègent.
Si cette tendance s'affirme, le bistrot sera peut-être un remède
à cette dislocation et à cet individualisme latent qui caractérise
de plus en plus nos sociétés. Il sera le dernier lieu où
l'on pourra encore trouver un peu de chaleur humaine. «Le bistrot, c'est la dernière opportunité qui reste au brassage social. Que ce soit superficiel, c'est vrai aussi. Mais c'est la seule opportunité qui subsiste.» Claude Jacquemaire C'est un espace protégé, hors du temps et des rythmes de la vie sociale ordinaire. Il propose un abri, un dérivatif à la solitude autant qu'un rempart contre la multitude, un foyer ersatz de l'intimité familiale. Le bistrot est un refuge contre l'indifférence et les visages fermés du dehors. C'est un espace où peuvent se recréer des liens primaires, propres à susciter des sentiments de sécurité. «Le café est avant tout un lieu de relations sociales et d'échanges culturels. Ses relations se rattachent souvent à la vie professionnelle, familiale ou extra-familiale, soit pour la compenser, la prolonger ou l'oublier. Dans tous les cas, elles s'opposent à l'isolement social. Le caractère spontané librement choisi est le trait dominant. Ses relations s'insèrent dans des groupes inorganisés ou dans des associations de tous genres. Elles jouent le rôle d'intermédiaires entre l'engagement dans la vie privée et la participation à la vie de la cité et de la société. Pour beaucoup, elles sont incontestablement un facteur d'intégration à la vie urbaine.»10 Aujourd'hui, il est rare d'exercer une activité professionnelle dans le quartier où l'on habite. Les voisins se croisent sans se connaître. Les boutiques des petits commerçants et les bistrots sont les derniers lieux où les gens du même quartier viennent à se rencontrer. Ils soudent suffisamment la population pour qu'elle se sente appartenir à une zone urbaine particulière, une sorte de village qui rassure et palie au gigantisme de nos villes, peu préoccuppées par la notion d'échelle humaine. Mais que deviennent nos bistrots de quartier aujourd'hui ? Pour le savoir, poussons leurs portes. |