PRENDRE POSSESSION DU BISTROT |
Pour se sentir à
son aise dans un lieu, il faut le posséder pleinement. «C'est que les hommes du bistrot sont du côté du désordre. Ils ne cherchent pas à conserver l'ordre établi à leurs dépens. Un peu de casse les amuse : «le vin qui tache» quand il se répand, le verre qui se brise. Ils font des saletés, dira-t-on; non, ils dérèglent un peu la mécanique sociale, si bien huilée, réglée et surveillée. D'autre part, nous nous sentons davantage maîtres et possesseurs de ce que nous avons bouleversé , ne fût-ce que d'une façon fort légère.»13 Prendre possession du bistrot, c'est aussi participer au service. Aux heures où le café est bondé, le serveur a des difficultés pour atteindre les tables (dans le cas, en particulier, où celles-ci sont très proches du comptoir), il demande alors à un client qui se trouve là, (en général un habitué), de faire «passer» la consommation. L'habitué s'empresse de rendre ce modeste service : il a alors le sentiment de rentrer dans les bonnes grâces du patron, en tant que personne de confiance. Ce geste, aux yeux du reste de la clientèle, entérinera sa légitimité, amplifiera sa position d'habitué privilégié. Prêter son concours au personnel est une habitude très commune dans les bistrots. Pour l'habitué, l'engagement dans des actes pratiques, conditionnant le bon fonctionnement du café, lui permet d'acquérir un statut de responsable aux yeux de la petite société des consommateurs. S'il est chômeur cette insertion peut jouer, symboliquement au moins, le rôle d'une intégration sociale. |
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«Un client
sur cinq participe au fonctionnement bénévole, mais seulement
d'une manière assidue. La participation à la gestion est essentiellement
une pratique d'habitués»14. Être habitué, c'est donc devenir fréquemment bénévole. Insertion inattendue d'un public sur qui plane un risque d'isolement social. «Le client veut posséder le bistrot pleinement, sans arrière-pensée, sans frôlement, sans réticence. Il sera au comble de la joie, lorsqu'on lui permettra de passer derrière le zinc, pour chercher une bouteille, un jeu de cartes, pour servir, pour laver quelques verres par manière de plaisanterie. Les sources de ce plaisir ne manquent pas : l'espace situé derrière le zinc est chargé de prestige, l'habitué mime un métier qu'il aurait préféré choisir; mais surtout il pénètre un peu plus dans le bistrot, comme ne le ferait pas un étranger. De même il écarte le rideau pour aller faire un tour à la cuisine ou à l'arrière-salle. Là encore, il avance dans l'intimité des lieux.»15 |
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