PRECISIONS HISTORIQUES
Le bistrot que l'on fréquente aujourd'hui, est né de la conjugaison de nombreux types de débits de boissons.

«Après avoir reçu du Moyen-Orient la révélation d'une source d'énergie nouvelle, le café, la France va progressivement renier ses tavernes moyenâgeuses, ses bouges et ses cabarets réputés mal famés.»2

Différents établissements s'installent en France, empreints de nouveaux concepts identifiables, aujourd'hui, dans nos bistrots parisiens. Ainsi, on voit s'implanter, venus d'horizons divers, succesivement : d'Allemagne les brasseries, d'Autriche les cafés viennois, de Grande-Bretagne les salons de thé, des États-Unis les bars américains, puis, le mouvement se précipitant, les selfs, les snacks et les drugstores, d'Italie les cafétérias, d'Angleterre les pubs. Le bistrot du début du siècle n'est plus celui d'aujourd'hui qui, lui, s'est enrichi de nombreux signes culturels venus des pays étrangers. Chaque siècle a éprouvé le besoin, correspondant aux mutations sociales, de doter la ville de cafés qui, chaque fois, furent spécifiques.

«Adoptés à leur origine, au XVlle et au XVllle siècles, par les honnêtes gens, les cafés élégants prolifèrent au XlXe siècle avec l'entrée sur la scène de l'histoire de la bourgeoisie. Celle-ci n'a pas encore dans la ville un lieu public qui lui appartienne en propre : le café sera cet espace qui lui manque pour se donner en représentation quotidienne.»
2

Par opposition aux cafés, généralement d'essence bourgeoise, l'apparition au XlXe siècle, dans la ville et ses banlieues, de bistrots, traduit l'émergence d'une classe sociale nouvelle : le prolétariat. Les bistrots se sont développés à proximité des usines.
«Pour tous ceux qui déferlent des campagnes, le bistrot sera un foyer d'intégration qui comblera le vide social qui les entoure et l'absence de sociabilité. Pour les ouvriers, il sera parfois un assommoir où, exploités, épuisés, démunis, ils s'adonneront à l'alcoolisme pour tenter d'oublier le sort misérable qu'on leur réserve. Le bistrot sera parfois aussi un bureau de recrutement; de façon plus permanente, il sera le refuge contre l'anonymat, un symbole de liberté, un lieu de brassage du rêve, une oasis de la vie plébéienne.»2

Les raisons qui ont déclenché une forte croissance des bistrots au début du siècle, ne leur permettent plus aujourd'hui de conserver une importance similaire.
«S'il a seulement existé un lieu où les hommes se sont appropriés leur décor, un lieu où ils ont résisté, autant qu'il se pouvait, à la condition inhumaine qui leur était faite (ce lieu est bien le bistrot). [...] Le bistrot a surgi à une époque où la répression contre les travailleurs fut la plus rude qui soit.»3
«Le dernier bistrot avant la caserne ou avant l'usine, c'était comme le dernier poste, le dernier symbole de la liberté avant un destin que l'on subissait mais que l'on n'avait pas choisi. Dans les deux cas, d'une façon curieuse, il y avait encore quelques mètres de terrain vague, une sorte de no man's land mal délimité avant la barrière fatale. [...] Le bistrot en question était comme l'envers de l'usine et comme ce qui la rendait plus supportable : son odeur familière, la disposition de ses objets était seul capable de faire oublier l'autre odeur, l'autre organisation domestiquée et hostile des objets. [...] Le bistrot participait aux jours de liesse de l'usine (la paye) et à ses heures de colère (la grève, le renvoi ou l'arrestation de certains ouvriers).»3

Dans l'Assommoir, Zola nous offre une atmosphère de bistrot à la fin du XlXe siècle :

«Elle eut la curiosité d'aller regarder, au fond, derrière la barrière de chêne, le grand alambic de cuivre rouge, qui fonctionnait sous le vitrage clair de la petite cour; et le zingueur, qui l'avait suivie, lui expliqua comment ça marchait, indiquant du doigt les différentes pièces de l'appareil, montrant l'énorme cornue d'où tombait un filet limpide d'alcool. L'alambic, avec ses récipients de forme étrange, ses enroulements sans fin de tuyaux, gardait une mine sombre; pas une fumée ne s'échappait; à peine entendait-on un souffle intérieur, un ronflement souterrain; c'était comme une besogne de nuit faite en plein jour, par un travailleur morne, puissant et muet. Cependant, Mes-Bottes, accompagné de ses deux camarades, était venu s'accouder sur la barrière, en attendant qu'un coin du comptoir fut libre. Il avait un rire de poulie mal graissée, hochant la tête, les yeux attendris, fixés sur la machine à soûler. Tonnerre de Dieu! Elle était bien gentille! Il y avait, dans ce gros bedon de cuivre, de quoi se tenir le gosier au frais pendant huit jours. Lui, aurait voulu qu'on lui soudât le bout du serpentin entre les dents, pour sentir le vitriol encore chaud l'emplir, lui descendre jusqu'aux talons, toujours, toujours, comme un petit ruisseau. Dame! il ne serait plus dérangé, ça aurait joliment remplacé les dés à coudre de ce roussin de père Colombe! Et les camarades ricanaient, disaient que cet animal de Mes-Bottes avait un fichu grelot, tout de même. L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareil à une source lente et entêtée, qui à la longue devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris. Alors, Gervaise, prise d'un frisson, reculait; et elle tâchait de sourire, en murmurant : «C'est bête, ça me fait froid, cette machine... la boisson me fait froid...»4

Cette époque était celle où l'industrie occupait encore le premier plan. Aujourd'hui, le secteur secondaire s'est effrité par un transfert progressif, vers le tertiaire. Ainsi, l'industrie manufacturière n'occupe-t-elle plus que 16,5% des emplois en France.5 Les ouvriers qui furent à l'origine de la croissance foudroyante du bistrot, sont nettement moins nombreux et surtout moins enclins à sortir le soir. Les fins de soirées se déroulent plus volontairement au sein du foyer familial qu'au bistrot. Le besoin de jouir d'un lieu de débat où l'esprit collectiviste chercherait à constituer des familles politiques n'est plus au goût du jour. Le débat se fait chez soi, par l'intermédiaire de la télévision, on ne l'anime plus, on le subit. Ce que l'on nomme bistrot, aujourd'hui, n'a plus rien à voir avec son appellation d'origine, même s'il préserve encore les traits populaires. S'il ne possède plus la vigueur du passé, il n'en demeure pas moins un lieu de rencontre riche en événements.