PERCEPTION SENSORIELLE |
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dernier
coup de balai au zorba
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«L'habitué
d'un bistrot n'y prend pas place immédiatement. Il feuillette un
journal, il touche distraitement au baby-foot, il donne un coup de pied
à un morceau de papier qu'il trouve. Bref, il s'empare du bistrot,
il l'habite peu à peu. Car à côté «d'un
déjà vu», il existe un «déjà touché»,
un «déjà bousculé», un «déjà
chahuté». Pour parler, il demeure encore debout, sa prise sur
le bistrot est ainsi plus forte. L'habitué circule maintenant entre
les tables qui sont proches les unes des autres. Dans d'autres lieux, les
clients maudiraient cet entassement et s'effaceraient de mauvaise grâce.
Les clients du bistrot aiment que l'on se bouscule dans cet espace saturé.
En passant, ils déplacent des chaises, mais celle-ci font parties
du bistrot et il est bon de les sentir exister. Quand elles grincent, quand
elles raclent le sol, quand elles tombent lourdement, c'est le Bistrot qui
parle.»36 Pierre Sansot Oui, le bistrot a bel et bien une voix, un visage, une odeur qu'on pourrait qualifier de génériques, et pour chacun d'entre nous un goût : celui de la boisson qu'on y consomme de préférence. Plus que dans tout autre lieu, nos sens sont pleinement sollicités. C'est un lieu où des hommes et des femmes s'entassent, où les corps se frottent, se mêlent, pour secréter un parfum charnel commun, celui du bistrot. Les clients laissent des traces, des saletés, des déchets qui s'accumulent au pied du comptoir, témoins de leurs vices et de leurs amusements fébriles : billets de P.M.U. déchirés, papiers de sucre froissés, cendres de cigarettes et mégots mal écrasés, coquilles de pistaches, pelures de cacahuètes... L'atmosphère est chaude, les corps sont moites, le sol crasseux, les haleines éthyliques, les voix fortes, le comptoir collant. |
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Comme une
personne, le bistrot possède un timbre naturel et un visage. Il est
constitué d'un ensemble de sonorités lié à son
activité. Chaque son isolé peut appartenir à un tout
autre environnement, mais associés les uns aux autres dans ce contexte
précis, les sons définissent la marque auditive du bistrot. Il n'est pas permis au bistrot de suspendre sa respiration pendant quelques secondes. Le bistrot est bruyant. Entrer dans un bistrot, c'est désirer consommer du bruit, sentir exister son environnement. Aux Folies, à Belleville, la radio est allumée en permanence, non pour qu'on l'écoute mais pour créer un fond sonore et bannir le silence. Le garçon n'hésite pas à augmenter le volume quand le brouhaha ambiant s'intensifie. Régulièrement, toutes les cinq minutes, un grésillement inaudible vient perturber le flux musical. Les clients ne se plaignent pas, ce grésillement itératif (produit par les transformateurs des néons) appartient à l'image sonore du café et il serait anormal d'en être privé. Le son du bistrot est vivant, son rythme et son volume fluctuent constamment. Le panier à vaisselle racle la surface striée de l'évier. Les soucoupes s'entrechoquent bruyamment. En les empilant une à une, le serveur crée des chocs répétitifs engendrant ainsi un certain rythme. Plus loin, avec un bruit diffus et irrégulier, un client tourne les pages de son journal. On perçoit encore le bruit amorti du verre déposé sur un sous-bock, ou celui d'une cuillère remuant un café. «Si nous voulons apercevoir toutes les résonances de ces assiettes, il nous faut les faire trébucher (...), il ne faut pas craindre des les écouter, afin d'entendre à travers elles la voix du bistrot, car le bistrot a une voix, à la différence du salon de thé ou du café. (...) Les hommes et les choses font entendre leurs voix et leurs bruits, même éraillés, même enroués, tandis que la société voudrait leur en faire honte. L'on ne sait jamais qui des hommes ou des choses a pris l'initiative, ni qui a le dessus dans cette émulation bruyante.»36 Pierre Sansot Le bistrot, c'est aussi une couleur précise, celle du mur blanc souillé de nicotine. C'est une lumière filtrée par la fumée du tabac accrochée aux ampoules, aux néons et aux tubes fluorescents. Au Cyrano, Jacky a récemment repeint son plafond, tellement imprégné de cette couleur, qu'il n'a pas longuement hésité à choisir une teinte et a opté pour «tabac». Notre sphère sensorielle n'héberge pas seulement des images visuelles et auditives, mais également des images olfactives. Lorsqu'on quitte le bistrot, il est souvent déjà trop tard. Se sont déjà agrippées et ancrées dans les fibres de nos vêtements, des odeurs fortes et nauséabondes de tabac froid et de bière distraitement renversée. Des odeurs qui persistent jusqu'au petit matin, et suscitent alors au réveil les souvenirs de la soirée passée. Le bistrot nous marque de son empreinte, il manifeste continuellement son existence. |
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