LES MIROIRS
miroirs, miroirs du cyrano
Si le rôle prédominant du miroir est d'élargir les espaces souvent réduits qui caractérisent les bistrots parisiens, leur impact sur la clientèle est beaucoup plus complexe. Outre le fait d'élargir physiquement, et de manière illusoire, l'espace, ils enveloppent les corps d'images singulièrement plus riches et baroques que dans un décor sans reflet. Dans certains bistrots, aux Folies par exemple où chaque mur possède son miroir, ceux-ci se renvoient indéfiniment leurs images qui s'évanouissent à l'infini. La complexité de lecture en est doublée, voire triplée... Ce jeu de miroirs permet dans un champ de vision unique de lire l'intégralité de l'espace, situé devant et derrière nous. Tout est brillance, multitude, le regard se trouve au centre d'un kaléidoscope dont chaque facette déplie un nouveau pan du bistrot.
le cyrano
S'engage alors un jeu d'observation, où les regards se croisent, se fixent, s'évitent. Il n'est plus nécessaire de viser directement l'autre pour l'observer. La lecture indirecte des événements grâce au miroir, permet d'assouvir notre curiosité émoustillée par la vitalité du lieu. L'indiscrétion se fait moins pesante, l'observation gagne en finesse ce qu'elle perd en franchise. Les miroirs démultiplient les images, les visages. Ils brouillent les perspectives et engendrent une pré-ivresse où l'oeil du buveur perd tout repère spatial, son regard se vide dans un infini peuplé de visages et de corps qui enivre, qui trouble. La tête tourne. Ces miroirs omniprésents sont aussi des outils à part entière des serveurs. Ils ont appris à s'en servir, pour scruter l'espace, y déceler les mauvais payeurs qui tentent de s'esquiver discrètement.

Le miroir est également le triste témoin de nos évasions éthyliques. Il n'hésite pas à nous tendre froidement notre portrait flétri par les heures accumulées dans ces lieux : terrible image de nous-mêmes, pris en flagrant délit de vice. Pas d'intimité possible, nous sommes continuellement montrés du doigt.

«La glace du bistrot renvoie à d'autres glaces, celles où il se regardait, enfant, puis adolescent dans une chambre bon marché et où il apercevait son visage maussade des mauvais jours. Il existe une glace mauvaise, sommaire, sans complaisance qui n'a rien à voir avec le miroir de Narcisse. Loin d'adoucir les contours, elle écorche, elle taillade le visage. C'est celle du jeune apprenti qui part travailler, celle de la caserne, et parfois aussi celle du bistrot.»28
Pierre Sansot