INTRODUCTION
«Ma maison, ce n'est pas les murs, ce n'est pas le sol, ce n'est pas le toit, c'est le vide contenu entre toutes choses, car c'est là que j'habite.» Lao Tseu
Découvrir un lieu, c'est le parcourir. Prendre conscience de l'univers qui nous enveloppe, c'est immerger nos sens, les nettoyer de la crasse invisible qui les obstrue, s'imprégner d'odeurs, de sons, de visages. Inconsciemment, nous filtrons, nous hiérarchisons toute l'information perçue, pour en retenir l'essentiel : ce dont nous avons besoin pour évoluer en société.

Je souhaite évoquer la consistance, la richesse d'un lieu, d'une situation, observer les gestes et usages qui lient l'homme à son environnement matériel et humain. Je désire parler de ce qui se passe entre les éléments, définir le vide qui les enveloppe et les fait exister; entendre les lieux parler à l'imaginaire pour que se dévoile leur fantastique.

Le designer doit savoir analyser avec justesse le contexte dans lequel il intervient. Plus qu'un simple métier de conception, c'est aussi un métier d'observation. L'emploi d'un outil d'analyse précis devient indispensable au bon déroulement du projet. Pour mieux comprendre et mieux décrire le macrocosme dans lequel nous évoluons, j'utiliserai une approche transdisciplinaire : l'approche systémique. Cette méthodologie me permettra d'organiser mes connaissances et mes observations en vue d'une plus grande efficacité. L'approche systémique s'appuie sur la notion de système. D'après la définition la plus courante : un système est un ensemble d'éléments en interaction dans lequel les liaisons entre les éléments comptent autant que les éléments eux-mêmes. Je propose aujourd'hui d'appliquer cette approche à la complexité urbaine au travers de l'un de ses microcosmes. De nombreux lieux urbains s'offrent alors à cette étude tels que les pressings, les grands magasins, les gares, les squares, les bistrots...

J'ai choisi les bistrots, parce qu'ils sont de ces lieux qui parlent, qui sont sémiologiquement denses. C'est aussi parce qu'ils appartiennent à mon quotidien, je passe devant chaque jour, je les fréquente. Ils rythment mes journées. Je propose de décortiquer cet univers et mettre en évidence cette complexité organisée, les interdépendances et la régulation du système.
Les préliminaires relationnels nécessaires pour gagner la confiance des gens sont longs et difficiles à tisser. Cela explique que mon étude ne peut être exhaustive. Recueillir les confidences, serrer la main du patron, se faire interpeller par son prénom : autant d'étapes pour enfin pénétrer au coeur même du lieu, franchir sa stricte enveloppe physique. Le bistrot appartient à ces lieux urbains qui ne se dévoilent pas au premier regard mais exigent qu'on s'y glisse progressivement, qu'on perce leur enveloppe pour enfin sonder leur intimité et y découvrir ceux qui les animent. Pour restituer le plus fidèlement l'atmosphère du bistrot, il est essentiel de bien s'en imprégner.
Luttant contre une tentation d'étude géographique éparpillée, j'ai décidé d'étudier quatre débits de boissons, dont trois situés dans mon quartier : Belleville, le quatrième place de Clichy. La recherche d'éléments comparatifs, m'a conduit à fréquenter d'autres lieux, sans m'y fidéliser.

Cette étude s'oriente sur un type particulier de débits de boissons : le bistrot de quartier, pour sa proximité, ses prix modiques et pour les liens particuliers qu'il tisse avec et entre les habitants du quartier. Nous nous réunissons plus naturellement entre amis dans les petits bistrots des quartiers populaires. Il m'a semblé plus judicieux de parler de l'expérience que j'ai de lieux précis, appuyée d'une bonne pratique que de divaguer sur d'autres lieux tels que : les grands cafés, les brasseries, les bars, les pubs et autres guinguettes. Même s'ils possèdent tous de nombreux points communs, il est nécessaire de bien les distinguer.

«Café» étant une dénomination générique internationale, lorsque je parle de bistrot, je fais référence à une sorte de «café rural» urbain. Je préfère pour l'instant énoncer succintement ce qu'il n'est pas. L'étude qui suit le dévoilera progessivement dans toutes ses nuances.
Le bistrot n'est ni une brasserie, ni un café. Le café, lui, est plus petit qu'une brasserie et offre un service de restauration structurée. La brasserie se caractérise par son implantation prestigieuse dans les angles de boulevards et d'avenues. Elle n'a pas d'emprise réelle sur le quartier et offre un service de restauration pour tout client de passage exerçant une activité dans sa périphérie.

«Eclatent maintenant les néons des brasseries neuves, grands paquebots gorgés de boustifaille, usines à boire et à manger. Gigantesques abreuvoirs sophistiqués, simili-cuir, simili-cuivre, simili-accueil, univers du pseudo, règne du faux, triomphe du clinquant et du toc, on y gagne paraît-il en propreté et en qualité. Mais on y perd en chaleur humaine. On y rentre, on en sort, sans rencontrer personne.»
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Le bistrot n'est ni un bar, ni un pub. Les bars, davantage fréquentés la nuit, rassemblent des groupes préconstitués ne cherchant pas à être mêlés aux autres groupes; on y recherche une atmosphère plus qu'un contact social. Dans l'esprit des cafés-concerts, des formations musicales s'y produisent. Si le pub rejoint plus favorablement l'esprit du bistrot, dans le sens des contacts humains, il s'en éloigne par son capitonnement, son confinement qui l'isole de la rue.

Ce mémoire relate une certaine aventure, une déambulation sur un quotidien trop immédiat pour qu'il retienne notre attention. Cette étude est celle d'un observateur de la vie sociale tout autant en promenade qu'à la poursuite d'une quête, cherchant à voir pour ceux qui n'ont pas le temps de voir, prenant sur le vif le plaisir des choses courantes.
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