LE FRANCHISSEMENT DU SEUIL
Perçu de l'extérieur, le bistrot constitue une fresque où la société humaine s'exprime. Contrairement à l'automobile qui nous isole physiquement de la rue, la marche, elle, entretient un contact direct et sensoriel avec notre environnement. L'effet cinétique de la marche nous décale vis à vis de la rue qui procède d'un enchaînement d'éléments statiques sur lesquels nous n'avons plus mainmise. La rue se présente à nous en une série d'images qui se succèdent. Et lorsque l'œil pénètre à l'intérieur d'un bistrot, la vision qu'il en a est propre à chacun selon ses affinités avec ce milieu. Le passant ne se sent pas concerné et son œil glisse sur cette image, ou bien le passant a déjà fréquenté le lieu et analyse promptement l'intérieur au rythme de sa marche. Le bistrot devient un aquarium dans lequel on jette un regard furtif, on fixe des visages. Si l'on en cherche un en particulier, on s'arrête devant la vitrine pour mieux scruter, mais sans stationner trop longtemps, pour ne pas éveiller l'attention des clients. L'image brûle l'œil s'y l'on s'attarde de trop, mais si l'image nous plaît, nous pénétrons dans l'établissement et devenons acteur ou figurant au même titre que les autres clients. Et alors, tout s'inverse. Nous sommes passés de l'autre côté de la rampe. Mais il existe aussi un espace de transition au bistrot.
Sa terrasse vous tend les bras, elle est une invitation au farniente. La terrasse est tentatrice, corruptrice, susceptible de vous détourner de vos activités. Même l'hiver, l'occupation du trottoir par les guéridons et les chaises, symboles d'une détente possible, offre un avant-goût de ce qui vous attend à l'intérieur, un échantillon de bien-être. La banne est déployée, le bistrot a déjà une mainmise sur cette portion de trottoir que vous allez fouler. La porte est ouverte, le piège est tendu prêt à vous happer. Si tous les artifices commerciaux sont déployés pour saisir le moindre signe de faiblesse, ils ne suffisent pas à vous persuader. D'autres arguments, pour vaincre votre hésitation, sont parfois nécessaires. Contrairement aux brasseries, les bistrots sont implantés dans des rues souvent étroites qui, par la proximité des immeubles, ne favorisent pas un ensoleillement durable des terrasses. Le succès de certains bistrots comme les Folies à Belleville ou le Soleil à Ménilmontant s'expliquera aussi par leur avantageuse orientation.

Il m'est apparu longtemps paradoxal de voir s'installer autant de gens aux terrasses, alors qu'elles n'offrent qu'un paysage de désolation urbaine : des rues congestionnées par une circulation malodorante, la tonitruance des avertisseurs et le ronflement des moteurs. Les bistrots que je fréquente dans le quartier de Belleville ont tous leur terrasse équipée de chaises blanches en plastique, identiques à celles que l'on retrouve l'été sur les pelouses au fond des jardins, pour se prélasser au soleil. L'objet seul est déjà une invitation à la détente. Ces terrasses exposées aux perturbations urbaines sont investies d'une charge affective. Elles en rappellent d'autres, qui entretiennent un lien direct avec nos souvenirs de vacances : on pense peut-être alors à ces merveilleuses terrasses estivales des stations balnéaires, alignées sous les parasols le long des plages. Malgré un contexte très différent, leur existence en milieu urbain est une passerelle aux souvenirs, excitant notre soif de dépaysement et la nostalgie des vacances au soleil.

Dès le printemps, le «Soleil», bistrot de Ménilmontant, favorisé par un large trottoir, propose une vaste terrasse et ouvre ses baies vitrées. Le bistrot se déverse dans la rue et réciproquement. L'impression de rupture s'estompe, le seuil est gommé par cette terrasse sans fin qui est une longue introduction à la salle.

Le bistrot ne s'isole pas de la rue, de larges baies vitrées permettent sa découverte. A l'opposé, les bars de nuit se capitonnent, se cachent derrière des carreaux de verre fumé. Des gens franchissent leur seuil en poussant de lourdes portes, parfois doubles, et séparées par un sas, ceux là souhaitent se retrouver dans un lieu à part, protégé. L'intérieur est souvent cloisonné, compartimenté. La clientèle, conformément à ses désirs, est isolée dans des alvéoles, dans des box. Ces séparations coupent tout, y compris la parole. Chacun pour soi. La communication inter-tables est abolie.

«Diviser pour mieux régner : le patron contrôle du haut de son estrade une clientèle émiettée, rangée dos à dos, enfermée dans un volume qui n'autorise aucun débordement».17
aux folies
Le bistrot est tout le contraire du parcage, c'est un lieu public, qui donne sur la rue et s'y donne. Il ne cache rien. Il appartient à la rue. Il en est une excroissance, et la rue y dévie son flot. Nous sommes ainsi propulsés dans un autre univers. Nous passons d'un environnement sonore à un autre, du ronflement des moteurs au brouhaha des voix. Nous percevons de nouvelles odeurs : après les gaz d'échappement, un parfum de chaleur corporelle. Nous quittons le bitume, cette surface impersonnelle, sauvagement cicatrisée, qui recouvre de son épaisse croûte toutes les voies urbaines de circulation, pour fouler une étendue ordonnée, réfléchie, avec des sols constitués souvent de petits carreaux juxtaposés. Le franchissement du seuil nous retire du flux temporel et physique de la rue, soumise aux impératifs de la circulation, pour nous envelopper de son espace apaisant. Même son atmosphère bruyante et chaleureuse nous repose du bruit anonyme de la rue. L'organisme s'adapte, se calme, les jambes s'immobilisent et le bistrot prend l'allure d'une pompe où l'organisme se recharge en énergie. Nous quittons un univers cinétique où il fallait être à l'affût de tous les dangers, de tous les obstacles, pour enfin se réconforter dans un univers plus statique. A la découpe sauvage du «skyline», succède un plafond, souvent jauni par la cigarette. Nous sommes recouverts, nous sommes à l'abri. Le monde que l'on quitte se transforme alors en une image animée d'où surgissent des bruits diffus et étouffés. Seul un contact visuel avec ce monde nous rattache encore à lui. La rue devient spectacle, et nous devenons ses spectateurs ébahis.
aux folies
«Ces lieux (gare, Prisunic, bistrot) ne sont pas nécessairement gardés; bien au contraire, ils se donnent en général comme publics - et cependant, il existe pour eux des rites d'entrées et de sorties. Leurs frontières, même invisibles, ne se laissent pas oublier. D'ailleurs, on n'y rentre ni en ressort pas de la même façon (...). Les deux itinéraires ont beau géométriquement recouvrir le même tracé; ils sont sentis d'une façon différente. (...), l'habitué du bistrot n'a pas la même allure quand il se dirige vers son bistrot ou quand il s'en éloigne. Cette remarque vise à manifester une structuration spatiale que tous les lieux n'ont pas le pouvoir d'imposer.(...) l'entrée et la sortie, les frontières d'un lieu qualifient les espaces les plus prestigieux de la ville. Il existe une entrée du Prisunic, de la gare, du bistrot qui les détache du reste de l'espace urbain, tout comme les premiers accords d'une symphonie l'isolent de la rumeur confuse du monde. Quand les frontières se brouillent ou quand, tout simplement, on entre en un lieu, d'une façon distraite, en allant remplir une fonction, ce lieu perd sa dignité de forme.»18
Pierre Sansot
aux folies, 11 heures
Comme tout tableau qui se respecte, l'image perçue de la rue nous est livrée dans l'encadrement que constitue le châssis de la baie vitrée ornée de tous les obstacles situés dans la zone de vision. L'image est brisée, explosée en plusieurs vignettes et dans chacune se lit une histoire différente. La forme des vignettes est dictée par celle de la baie vitrée sur laquelle se juxtaposent affichettes scotchées, lettres peintes et autres autocollants promotionnels.

Au Cyrano, place Clichy, la vitrine regorge de prospectus interdisant toute lecture de l'intérieur de l'établissement depuis la rue. On peut encore cependant (et les familiers du lieu ne s'en privent pas) observer l'activité extérieure au travers des minces interstices ménagés entre chaque papier, telle une page de bande dessinée où l'histoire ne serait plus exposée dans les vignettes, mais racontée dans les marges. Pour lire la rue, il devient inévitable de se rapprocher intimement de la baie vitrée.

Dans d'autres bistrots, à la structure ordonnée de la baie vitrée se superposent les silhouettes des tables et des chaises, ainsi que celles des poteaux métalliques de soutènement présents dans tout commerce dont la façade est dotée de baies vitrées. A ces couches figées s'ajoutent celles qu'animent les gestes, les postures des clients qui se découpent en contre-jour sur la baie. L'ensemble est alors ciselé, mais aussi saccadé par la vie et la complexité des superpositions. A la vivacité de la rue, s'ajoute ainsi celle du cadre dans lequel l'oeil finit par s'égarer faute de fixer un repère stable.

Quitter la rue pour franchir le seuil d'un commerce, d'une entrée d'immeuble, c'est aussi changer de rythme. La rue vit sur un rythme soutenu, ininterrompu, scandé par des vagues passantes de véhicules et la déambulation pédestre du trottoir. Le temps dans un bistrot s'écoule différemment selon les activités qui ont cours à l'intérieur.

Le bistrot de quartier se développe essentiellement dans des rues étroites et s'installe peu dans les angles de rues qui sont le privilège des brasseries. Sa surface vitrée est souvent étroite, et justifie la présence de signaux tels les bannes recouvrant les trottoirs, l'installation des terrasses, ou le scintillement des néons traçant sur fond nocturne le nom du bistrot.
les canettes sans alcool du cyrano
Depuis son intérieur, le bistrot nous offre un divertissement urbain (spectacle qui nous échappe partiellement lorsque nous en sommes nous-mêmes les acteurs). Le bistrot est un observatoire ouvert sur la rue, une invitation à la contempler. Contrairement au square qui, par exemple, s'en isole.

Entre le monde de la rue et celui du bistrot, le contact visuel est assuré par la façade vitrée, permettant aux passants une lecture rapide du contenu de l'établissement, et aux consommateurs de perdre leurs regards dans une masse grouillante et vivante, constituée de réseaux durs et mous, de métal et de chair humaine, d'automobiles et de passants qui, sans cesse, s'entrecroisent.