CHEZ FANFAN
Il est encore possible de faire la connaissance de Fanfan Lajoy et de boire un verre dans son épicerie-buvette, 35 rue de Tourtille, en face de la rue Lesage. C'est l'une des dernières épiceries-buvettes du Bas-Belleville. Quand la ville de Paris et les promoteurs parlent de rénovation, les habitants du quartier, moins pudiques sans doute, parlent de démolition. Toujours est-il que l'établissement de Fanfan se trouve voué à disparaître et qu'il reste l'un des derniers bâtiments dressés au milieu des chantiers.
chez fanfan, 35 rue des tourtilles, paris 20e
«Depuis 1990, il y a en effet un projet de le raser au profit d'un agrandissement de l'école maternelle qui le jouxte. En réaction, les fidèles amis ont créé un association loi 1901, «Y'a D'la Joie» dont l'objectif consiste à ouvrir un lieu alternatif de proximité avec buvette.»11
françoise lajoy, fanfan
Fanfan a grandi dans son café. Avant elle, sa grand-mère Louise, venue de Picardie, s'y était installée en 1932, puis sa mère, Blanche, lui avait succèdé jusqu'en 1983, date à laquelle Françoise, (Fanfan pour les amis) reprend seule le commerce familial. On y vend des sacs de charbon et un peu de bois, il y a également des étalages de fruits et de légumes sur le trottoir. Dès 1956, Fanfan aide sa mère, elle a toujours aimé peser les aliments sur les plateaux en cuivre de la balance Roberval. En 1962, la boutique s'est équipée d'une vitrine réfrigérée et continue pendant une dizaine d'années à suivre son petit bonhomme de chemin. Elle connaît ensuite un nouveau tournant. En effet, grâce au charisme de Fanfan et à sa générosité, la clientèle se transforme quelque peu au fil des années. La porte s'ouvre à tout le monde au point de devenir un endroit de convivialité exceptionnelle. Ainsi des personnes venues de tous les horizons se côtoient sans distinction de classe : ouvriers, intellectuels, SDF, artistes et quelques touristes curieux. Et surtout, les Bellevillois s'y rencontrent et dansent ensemble au bal du 14 juillet.

Par sa position géographique, en retrait dans une rue sans grande circulation, et par son ancienneté, le bistrot est fréquenté par une clientèle particulière, attachée au vieux Belleville. Ces clients sont soudés entre eux par de fortes relations affectives, autour d'une personne : Fanfan. Parler de clientèle est incorrect, la notion de famille semble plus appropriée pour décrire le microcosme dans lequel on pénètre. Entrer chez Fanfan, c'est entrer chez quelqu'un, c'est fouler un espace privé, violer l'intimité d'un lieu où l'anonymat n'est plus de mise comme dans d'autres bistrots. Dans ce lieu qui n'est plus vraiment public, la politesse et la délicatesse s'imposent. Le rustre ne sera pas servi.

Comme c'est le cas dans de nombreux cafés ruraux, la patronne vit dans son bistrot. Un passage au fond de celui-ci, toujours ouvert, lui permet d'accéder à ses appartements, d'où elle surgit, au bonheur des clients, avec des assiettes de camenbert en dés ou saucisson en rondelles. Je l'ai même vu, un soir, mettre à disposition d'amis gourmands une pleine terrine de harengs marinant dans l'huile. Les autres bistrots de Belleville, plus soucieux d'une rentabilité commerciale, offriront dans leur grand jour de gratitude quelques soucoupes panachées de cacahuètes et pistaches de mauvaise qualité et certainement beaucoup moins onéreuses. C'est par ces petits détails que Fanfan se distingue du simple bistrot et affiche plus l'image de l'épicerie buvette se métamorphosant quelquefois le soir en guinguette.
claude et amadi
Il n'y a pas de tables autour desquelles s'asseoir, seulement trois ou quatre chaises et fauteuils alignés face au comptoir, sous les étagères approvisionnées en boîtes de conserve. Ces assises sont là pour soulager des jambes fatiguées par l'âge, ou rendues chancelantes par l'ivresse. L'espace est ouvert, offrant aux clients la possibilité de valser à leur guise sur de vieux airs jazzi, jaillissant de 33 tours grésillants.

Contrairement aux autres bistrots de Belleville, soucieux de la netteté de leur image, Fanfan recueille les quelques pochtrons du quartier, éponges à la peau violacée, au nez boursouflé, et visage bouffi, en manque perpétuel de boisson. Ils savent tous que Fanfan fait aussi épicerie, qu'elle se fournit en «gros rouge La Villageoise ou Leader Price» pour apaiser leur soif. Ils appartiennent à une autre époque, celle où les bistrots daignaient encore leur ouvrir les portes, leur offrir la possibilité de s'insérer dans un groupe.

De temps en temps, emportée par la jovialité ambiante, Fanfan n'hésite pas à vider son verre et rejoint ainsi les clients dans une ivresse bon enfant qui culmine de l'autre côté du comptoir.