LE CYRANO | ||
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Découvrir
un quartier, c'est aussi fréquenter ses bistrots où chaque
client apporte une touche colorée à la toile finale. Au Cyrano,
place Clichy, comme ailleurs, l'environnement et l'activité économique
locale déterminent dans une large mesure la composition de la clientèle.
A proximité, se trouvent : une entreprise de gardiennage, deux écoles,
des résidants... L'activité se développe en fonction de celle de la rue. L'intensité de la circulation automobile ou piétonnière est, en règle générale, proportionnelle à la densité des clients à l'intérieur du bistrot. Il est difficile d'affirmer qu'à certaines heures un type de consommateurs est plus présent qu'un autre, mais on s'aperçoit, en tout cas, qu'une clientèle estudiantine déferlante à heures fixes ne convient pas au calme que souhaitent trouver certaines personnes âgées. Au Cyrano, on côtoie aussi bien l'extraverti, la «grande gueule», s'exprimant vulgairement, que les vieux fumeurs de pipes, s'asseyant discrètement dans les angles, soucieux de ne subir aucune gêne. Deux groupes principaux composent la clientèle : les habitués et les occasionnels.Les habitués du quartier manifestent leur présence par l'importance de leurs allées et venues. On distingue parmi eux trois catégories : ceux qui viennent une fois par jour (le matin ou le soir), ceux qui viennent deux fois par jour (ceux-là habitent dans le quartier, mais travaillent souvent en dehors) et ceux qui le fréquentent sporadiquement ou continuellement dans la journée (ces derniers travaillent dans le quartier et profitent de la moindre occasion pour venir discuter, ou n'ont pas d'activité et viennent là pour griller leur temps). Un comportement spécifique permet de distinguer les habitués des occasionnels. Serrer la main du patron est un signe distinctif d'affinité et d'appartenance au lieu. Les occasionnels, eux, viennent pour bénéficier de l'ambiance qui y règne et observer la faune qui vitalise l'établissement. |
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Chaque
bistrot possède sa clientèle à risques : les ivrognes,
les violents, et les racistes. On craint leurs excès et on les modère
tant bien que mal. Les quartiers choisis, qu'il s'agisse de Belleville,
de Ménilmontant, ou de la place de Clichy, possèdent une forte
population d'immigrés. Les problèmes d'intégration
qu'elle connaît, sont la cause de nombreuses tensions raciales. Les
bistrots en sont parfois tristement les témoins, et le mélange
qu'ils favorisent, suscite peut-être l'émergence de cet esprit
de tolérance et d'ouverture indispensable à toute politique
d'intégration. Jacky, le patron du Cyrano, n'affichant aucun comportement
ségrégatif, différents milieux ethniques viennent chez
lui se mêler (Argentins, Roumains, Camerounais, Algériens,
Français...) Il est rare que certains emportements débouchent
sur une prise de mains. Fort heureusement, l'intelligence collective se
manifeste toujours à temps. Les vrais alcooliques sont présents dès le matin, ils sont là pour pallier un manque, contrairement à ceux qui se saoulent le soir pour se payer occasionnellement une bonne cuite. Le nouveau-venu est tout de suite identifiable, ne serait-ce que par les formules de politesse exprimées à leur égard sobrement par le patron. Après une fréquentation assidue, le «Bonjour monsieur !» de rigueur se transformera plus convivialement en «Comment ça va , M'sieur Raymond ?». Certains désirent s'intégrer rapidement, et préfèrent rester au comptoir pour engager une conversation avec le voisinage. Les étudiants appartiennent à deux écoles d'enseignement supérieur. Ils constituent le plus fort groupe social fréquentant le Cyrano, et déversent à heures fixes, un regain d'activité et d'animation bruyante. Ils viennent toujours en groupes déjeuner sur le pouce et aménager une petite pause entre deux cours. Les serveurs entretiennent avec eux des rapports familiers et répondent à leur chahut en affectant une sévérité amicale. Le bistrot s'apparente alors à une cour de récréation. Une dernière catégorie regroupe les «originaux». Ils composent la substantifique moelle du Cyrano et se distinguent du reste des consommateurs par des comportements insolites. Tonio est présent toute la journée, on le reconnaît à la grosse loupe qu'il porte sur le sommet de son crâne chauve. Il est digne des personnages felliniens. Il se déplace dans le bistrot en fonction des besoins, quittant une table pour aller au comptoir et permettre à d'autres de s'installer à sa place. Les habitués sont assez malléables, prêts à suivre les recommandations du personnel. Parmi les clients à risques, les punks : Nonoss, Scorbut, Smurf, et Bloody sont facilement identifiables. Leur différence vestimentaire d'apparence agressive entretient une certaine distance provoquée par la crainte. Une fois la conversation engagée, on s'aperçoit que cette peur n'est pas fondée. L'image qu'ils donnent d'eux-mêmes est souvent totalement en décalage avec leur caractère. Gégé qui travaille au guichet à la RATP, n'aurait rien d'exceptionnel s'il n'était lui aussi punk. Nelly, ex-fleuriste au chômage, est surveillée jalousement par son mari qui l'épie indiscrètement derrière la baie vitrée. Max est petit et trapu, il tient un des kiosques à journaux de la place Clichy. Il parle peu, son invention verbale se réduit à «Service Gasoil !» qu'il clame invariablement en poussant la porte pour annoncer sa soif. D'autres sont connus pour des prouesses exceptionnelles. Ainsi Alain Gilles figure au «Livre des Records», il siffle par le nez ! Et puis il y a les doyens du café. «Monsieur Jacqueline», marquis d'Eschenbard, 82 ans, homosexuel, ancien travesti qui se produisait dans les cabarets parisiens. Il a travaillé «Chez Michou», «Madame Arthur» et au «Moulin Rouge» à l'époque de la célèbre et ravissante «Coccinelle». Sa carrière extravagante fut le sujet d'une émission de Daniel Mermet sur France Inter. |
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Le miracle consiste à faire cohabiter et communiquer pacifiquement tous ces personnages dans un même lieu. Comme au théâtre, la richesse d'un bistrot est liée à la qualité des personnages et des acteurs (clients et personnels). Plus le répertoire est large, plus la séance est intéressante, et plus son rôle d'intégrateur social est important. Quelle autre institution pourrait remplir une telle fonction ? | ||
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Si les clients constituent le tissu cellulaire qu'il est nécessaire d'alimenter en liquide, pour qu'ils puissent poursuivre leurs activités respectives, discuter, jouer ou encore lire, le personnel, lui, joue le rôle d'irrigateur. Il ne se contente pas seulement d'assurer cette simple fonction vitale, sa position est autrement plus stratégique. | ||
La petite
structure quasi familiale du bistrot est souvent composée d'une à
trois personnes, rarement plus. Le serveur ne porte presque jamais la tenue
habituelle des garçons de café ou de brasseries (cravate,
gilet, tablier), et ses activités se confondent avec celles du patron,
l'un et l'autre pouvant servir indifféremment au comptoir comme en
salle. Au Cyrano, place de Clichy, ils sont trois : Jacky, le patron, Jacques, qui aide au service, et la mère de Jacky. Leurs rôles sont complémentaires. |
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Jacky jongle
avec les événements du matin au soir. Sa position de patron
exige beaucoup d'habileté et de diplomatie. Il adapte continuellement
son comportement aux situations inattendues et parfois saugrenues que connaît
la vie du bistrot. Il gagne sa vie avec son établissement, et surtout,
il y vit. Il n'a pas choisi sa clientèle, c'est elle qui est venue,
qui s'est constituée naturellement depuis que le bistrot est ouvert.
Une partie d'entre elle, aujourd'hui relativement âgée, fréquentait
déjà le lieu lorsqu'il était tenu par son père.
Depuis, il a su fidéliser d'autres clients, tissant des liens avec
eux et rejetant les indésirables. La tolérance dont il fait
preuve envers certains a énormément modifié l'image
de la clientèle de son père. Au fil des années, il
a réussi à se constituer une clientèle pour le moins
hétéroclite. Les personnes regroupées chez lui sont
séparées par des gouffres sociaux considérables. De
telles inégalités entre consommateurs pourraient donner lieu
à de nombreuses rixes. Jacky est très vigilant. Il possède
un foudroyant talent de dompteur (dans ce cas particulier, avec cette faune,
le verbe dompter n'est pas trop fort). La présence des punks dans
son bistrot intrigue. Pourquoi les conserve-t-il, puisqu'ils ne consomment
pas, ou si peu ? Pourquoi accepte-t-il qu'ils boivent chez lui de la bière
achetée à prix modique à l'épicerie d'en face
? Il n'est pas rare de les voir de temps à autre, remplir leurs verres
en catimini, sous l'oeil tolérant de Jacky. Celui-ci est conscient
que leur présence apporte une petite touche piquante à son
bistrot. Il les accepte ou les tolère - c'est son secret - mais ne
manifeste envers eux aucune animosité, ce qu'admet d'autant mieux
le reste de sa clientèle qui entretient, avec eux, des rapports de
complicité. Plus que des consommateurs, ses clients sont une partie
de sa famille. L'attachement du patron à son bistrot dépasse
largement le seul souci professionnel. On le verra plus loin avec les bistrots
kabyles, où le personnel n'hésite pas à fréquenter
le lieu de travail les jours de congés. Au delà de l'aspect lucratif, l'habitué est lié au patron par des liens affectifs réels. Le bistrot devient alors une extension du foyer, une pièce supplémentaire, une sorte de salon où l'on reçoit les amis. Jacky est plus soucieux semble-t-il de la bonne ambiance qui y règne que du profit commercial à tout prix. Cette conduite se remarque dans les petits gestes d'attention dont il fait preuve discrètement de temps en temps : la tournée gratuite, l'abaissement du prix du demi en salle, etc. Cette générosité s'entend comme autant de récompenses que Jacky octroie pour remercier ses clients de leur fidélité et entretenir un climat de sympathie conviviale. Se constituer une clientèle est une chose, mais savoir la conserver par de petits gestes en est une autre : cela s'appelle le savoir-vivre qui permet de concilier l'utile et l'agréable, le commerce et la bonne humeur. Le bon client n'hésite pas à lui renvoyer la balle, en lui offrant un verre. Toutes ces politesses sont génératrices de l'ambiance bon enfant du Cyrano. |
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Pour faire vivre son bistrot, Jacky s'intéresse aux clients, il ne se contente pas de les servir, mais cherche à les comprendre, à les cerner, s'informe de leurs activités ou de leurs soucis quotidiens, en un mot il les respecte et ceux-ci le ressentent et viendront d'autant plus volontiers chez lui qu'ils savent pouvoir y trouver une écoute et s'y confier. Dès que possible, Jacky apporte son grain de science ou insiste pour fournir des explications techniques dans des domaines qu'il connaît bien. Il sait intervenir dans la discussion, c'est un membre actif des débats. | ||
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C'est aussi un parfait animateur, conscient de l'importance de cette fonction : il chauffe la salle, relance les discussions quand elles s'essoufflent, un bistrot n'ayant pas le droit de rester silencieux. Jacky est le maître d'ambiance. Il joue avec les sons, la lumière, les odeurs... Dès qu'un silence se fait oppressant, il préfère installer un léger fond musical. Il recherche un équilibre. Lorsque les discussions s'intensifient pour devenir brouhaha, il annule l'effet de la radio progressivement. Tout est réglé avec sensibilité, rien n'est modifié brusquement. Il en est de même avec la lumière. Un potentiomètre lui permet de la régler graduellement. Le matin, il diminue progressivement l'intensité lumineuse pour équilibrer la luminosité intérieure avec celle de l'extérieur, et éviter ainsi un effet de contraste trop puissant risquant d'éblouir les usagers : un talent d'ergonome dicté par le bon sens. Le soir, il agit inversement et réduit graduellement la lumière pour une toute autre signification : l'imminence de la fermeture. | ||
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Tous ces
gestes ont pour finalité d'agir en douceur. Ce comportement s'observe
aussi dans la manière d'annoncer l'addition : usage pertinent des
mots et modulation du ton de la voix. Chaque client est différent,
chaque client a droit à une distinction. On peut percevoir ainsi
la demande sur le ton du regret, de possibilité concernant les habitués
ou d'obligation pour les réticents du porte-monnaie. On ira jusqu'à
réhabiliter une coutume dont l'usage se perd : l'attribution d'une
ardoise à certains clients prodigues. La diversité de sa clientèle entraîne parfois des heurts, obligeant Jacky à se coiffer d'une autre casquette : celle de médiateur offrant ses bons offices et cherchant des compromis à chaque situation critique. Ces événements répétitifs sont autant de défis mettant en jeu son autorité et la maîtrise qu'il a de son établissement. Il doit montrer qu'il est le maître des lieux et éjecter les éléments perturbateurs (en témoingne l'empreinte dentaire qui trône sur le sommet de son crâne, consécutive à l'éjection violente d'un importun). La légère surélévation de l'estrade derrière le comptoir joue son rôle, en mettant le tenancier du bar en situation dominante : petit effet psychologique non négligeable, de cadrage en contre-plongée sur le patron. Les débordements, d'ailleurs, ne sont jamais graves. Leur résolution se fait toujours avec beaucoup de facilité grâce à l'appui du reste d'une clientèle très compréhensive. |
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Jacky est toujours prêt à rendre service, à conserver un objet ou une revue en dépôt. Il prévient les clients dont les véhicules sont menacés de contraventions. Toutes ces attentions s'accomplissent parallèlement à l'activité du service, et Dieu sait si elle est intense dans un bistrot : débarrasser les tables, servir les consommations, préparer les sandwichs ou confectionner les toasts à l'approche de midi, aligner les chaises, nettoyer les verres, les essuyer... Autant de manipulations, de gestes rodés par une longue pratique et une organisation globale qui n'affecte pas la décontraction du service : une mécanique parfaitement mise au point. | ||
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La mère de Jacky, retraitée, ne participe plus vraiment à la vie du bistrot mais ne peut s'en passer. Elle arrive en cours de matinée, dépose son sac derrière le comptoir, embrasse son fils et l'autre serveur, puis rejoint son poste d'observation, toujours le même, au fond de la salle et tourné vers la rue. De cet endroit qu'elle n'a pas choisi innocemment, elle surveille, elle écoute. Elle préfère assister au spectacle d'un lieu qu'elle a animé autrefois plutôt que de rester chez elle. Le bistrot fait toujours partie de son existence, même s'il n'est plus pour elle qu'une source de distraction. Durant la journée, des femmes de sa génération lui rendent visite. Sa présence est très forte. Elle est respectée, les habitués viennent poliment lui serrer la main, les punks lui faire la bise. Elle leur répond avec beaucoup d'affection, comme s'il s'agissait de ses propres enfants : «Salut mes chéris !», «Tu vas bien ma puce ?» Et de temps en temps, lorsqu'une table se libère, elle se lève doucement pour la débarrasser, ou donne un coup de main à l'essuyage, puis retourne s'asseoir pour boire un café ou fumer une cigarette. Cette assistance est plus symbolique que vraiment nécessaire, mais par respect d'une certaine tradition Jacky laisse ces gestes de bonne volonté se perpétuer. Quand le soir approche et que l'activité du bistrot, plus soutenue, ne correspond plus à son rythme de vie, elle récupère discrètement son sac, embrasse son fils et rentre chez elle, la tête pleine de cette animation quotidienne qui pour elle est vitale. | ||
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