LA CONSISTANCE DU LIEU
Pour toute société, le flux et le reflux de la vie sociale se manifeste par rapport à un lieu retranché : une caverne, un campement, un village, un logement, une cuisine, un café. Il ne fait pas de doute que nous vivons toujours sous la contrainte de cet impératif territorial : il faut donner un sens culturel à l'espace et définir par rapport à lui les lieux, grands ou petits, où nous vivons.
claude et fanfan
«Chez les humains, le problème de la territorialité concerne les moyens grâce auxquels l'espace est défini, réparti et reproduit : c'est un phénomène social et culturel. L'univers physique ne se présente pas de la même manière à tous les êtres humains; il ne suffit pas pour l'appréhender de faire usage de nos seuls sens de la vision, de l'audition et du toucher. Bien que nos perceptions de la distance, du poids, de la hauteur, de la couleur et de la surface aient une base physique, elles sont toujours filtrées et sélectionnées par la culture à laquelle nous appartenons. Même si les critères diffèrent d'une société à l'autre, il n'en demeure pas moins que toutes les sociétés divisent l'espace, le distribuent, le jalonnent et y attachent différentes significations qui correspondent à leur conception culturelle de l'univers.»19

Parce que la maîtrise de l'espace est nécessaire à l'expérience humaine, nous en apprenons le sens mais nous oublions rapidement que nous l'avons appris. Ainsi, Edward T. Hall écrit-il :

«des milliers d'expériences nous enseignent inconsciemment que l'espace est chargé de sens. Toutefois, ce phénomène n'aurait sans doute jamais été saisi consciemment si l'on n'avait découvert que chaque culture organise différemment l'espace».20

En étudiant rapidement quelques moments de la vie d'un bistrot, on s'aperçoit que les actes de tous les individus qui l'animent s'inscrivent dans un espace signifiant.

Le bistrot est fragmenté en différentes zones : zones réservées à la clientèle, zones réservées au personnel, zones mixtes, zones de groupes, zones d'isolement, zones de calme, zones bruyantes... On pourrait aussi évoquer l'existence des zones fumeurs, non fumeurs, si, dans les petits bistrots leur ridicule ne portait à sourire.

L'homme a toujours eu besoin de définir des limites. Il est dans sa nature de s'entourer de frontières, de fixer des espaces pour se créer un équilibre psychologique. Certaines de ces frontières sont d'ordre fonctionnel, liées à l'organisation sociale d'une communauté, aux impératifs professionnels. D'autres, plus aléatoires, plus virtuelles, n'apparaissent qu'après plusieurs visites des lieux : des frontières reconnues tacitement comme exclusives, réservées aux habitués et liées à la fréquentation quasi systématique de «sous-zones». Certains groupes élisent en effet un territoire défini par une réunion de tables. Elles constituent à un certain moment de la journée, une zone privée récupérée plus tard par un autre clan (si toutefois elle ne retombe pas dans le domaine public).
le cyrano
Certaines zones du bistrot, même vacantes, ne sont pas très accueillantes pour l'étranger. Elles sont recluses, petites et localisées dans des angles morts, irrespirables... Ces zones sont pourtant bel et bien occupées par des habitués, passés maîtres dans l'art de l'inactivité au quotidien. Ces habitués, on les nommera piliers de bistrot sans qu'ils soient pour autant de grands consommateurs. Ce qu'ils recherchent, c'est d'abord la présence des autres. Ils font partie du décor.
monsieur jacqueline, marquis d'eschenbart
claude
Le patron les a regroupés dans des zones mortes, de manière à libérer le reste de la salle destiné à une clientèle plus «utilement» consommatrice. Eux n'appartiennent plus vraiment à cette catégorie intéressante de clients. On les compterait plutôt parmi les désoeuvrés impécunieux. Il n'est plus nécessaire de distinguer les traits de leurs visages pour les reconnaître, un regard jeté sur leurs silhouettes suffit pour y poser un nom. Ils composent toujours le même tableau de coin, et il serait surprenant de ne pas les trouver là, en train de radoter autour d'un verre. Au fil des années, ils se confondent avec les murs. On ne les distingue plus. Eux perçoivent cette place comme un privilège qui leur est accordé. Ils ont acquis la confiance du patron, ils ont percé l'intimité du café, ils appartiennent à une famille. Lors de la fermeture, ce sont eux, parfois, qui aident à ranger le mobilier (bénévolat gratifié par un petit geste de générosité du patron). Aux heures pleines, celui-ci ira jusqu'à solliciter leur aide : on les verra alors passer avec zèle les consommations à travers la foule compacte. Le patron a besoin de mains auxquelles il fait confiance. Même s'il ne lui délègue pas vraiment son pouvoir, il valorise et flatte cette compagnie fidèle.
Dans certains bistrots, il existe des zones réservées, des chaises et des banquettes qui, même vacantes, ne s'offrent pas au premier venu. On ne saurait s'y installer sans déroger à une règle tacite établie lors du premier contact. Après plusieurs visites, on s'aperçoit qu'on y voit toujours les mêmes visages. Les habitués y ont établi leur poste d'observation. Qu'ont-elles donc de plus que les autres ? Elles sont plus intimistes, ce sont des angles, des coins, des zones abritées du va-et-vient, de la bousculade. Ce sont des zones calmes. Elles sont souvent proches du comptoir, et proches de l'autorité, c'est-à-dire du personnel, ce qui facilite les commandes. Lorsqu'on parvient à s'en approcher, on s'introduit par cette proximité dans un cercle de confiance à vocation intimiste, dont les autres sont exclus, cercle qui réunit un clan, une famille. Quand l'activité du service se réduit, les serveurs se concentrent plus facilement aux extrémités de comptoir, ils ratifient le protocole. Aux Folies, rue de Belleville, une banquette rouge y attend l'habitué, usée par son utilisation systématique. Cette banquette longe un pan du bistrot, et sa position est d'autant plus stratégique l'hiver, qu'un large radiateur en fonte lui rase le dos. Le plus étrange est que cette longue banquette est destinée à deux types de clientèles, habitués et occasionnels, par le simple fait qu'elle accompagne une table qui, elle, crée une sous-zone publique.
chez fanfan
«La coexistence dans un même espace de plusieurs catégories de consommateurs est inévitable dans un lieu public, dont le caractère est commercial de surcroît, et s'accompagne d'une ségrégation spatiale. Parfois, les césures sont nettement matérialisées par un vitrage, des marches ou une cloison définissant plusieurs salles où se répartit la clientèle en fonction de ses pôles d'intérêt. Mais quand il n'existe aucune frontière matérielle, le partage de l'espace résulte d'un consensus entre les clients et d'une ingénieuse répartition des activités en différents points du bar : le comptoir pour la discussion, généralement occupé par les habitués, quelques tables à l'écart pour les jeux de cartes, un recoin protégé de la salle pour le flipper, les jeux, le P.M.U. Ainsi chacun trouve-t-il «son» café mais aussi «sa» place à l'intérieur du café.»21
la banquette aux folies
Chaque café a son climat, fruit de la conjugaison de divers facteurs avec des éléments plus diffus tels que l'aménagement intérieur, le décor, qui font de chaque établissement un microcosme social possédant ses lois implicites de fonctionnement et son caractère propre. Ainsi les bistrots, lieux de consommation ouverts et publics, sont-ils l'objet d'une appropriation spontanée de personnes en mal de convivialité et qui voient en eux des lieux de sociabilité, dont les manifestations varient d'ailleurs selon les classes d'âge, l'origine sociale et professionnelle, le degré d'autochtonie, l'appartenance à une association locale, etc., des clients et du patron. Si l'on associe au cadre naturel la chaleur ou la froideur des consommateurs, l'heure où l'on y pénètre, le niveau d'éclairage, le temps que l'on consacre à sa fréquentation, il n'y a pas deux bistrots identiques.