CONCLUSION
Les bistrots tentent actuellement d'améliorer leur image, de ne plus être des repères d'ivrognes. Seulement le succès du bistrot réside dans une clientèle hétéroclite. En modifier le contenu, c'est altérer l'esprit même du bistrot. Si le lieu encourage et conditionne certains comportements, favorise certaines rencontres, il ne faut pas oublier que l'esprit qui accompagne chaque bistrot est un cocktail auquel la présence des clients, du patron et du personnel donne sa saveur particulière. La présence ou l'absence des uns, leur nombre, leur âge (qu'ils soient habitués ou occasionnels, ivres ou sobres), sont autant de variables qui composent chaque jour une ambiance, une atmosphère. Si cette atmosphère varie constamment, elle possède néanmoins la dominante que lui apportent les habitués, qui, par leur assiduité, créent un fond d'ambiance caractéristique de chacun. L'apport d'occasionnels estompera légèrement la couleur de base. Troubler cette fragile composition, intervenir sur le choix des clients, c'est prendre le risque de falsifier jusqu'à l'image d'un quartier. Corrompre sa représentation, c'est peu à peu la faire disparaître. Nombreux sont les occasionnels qui choisissent leur bistrot en fonction de l'esprit qu'ils lui prêtent.
dernière épreuve, hakim compte la caisse
Chaque établissement a sa particularité, ses richesses personnelles. De fait, c'est un microcosme sensible, donc fragile.

«Au bistrot, l'occasion leur était offerte de ne plus être confondus dans la foule anonyme et passive des figurants que l'on ne prend jamais au sérieux. Ils n'étaient plus cette main d'œuvre indéfinie dont on ne peut se passer mais dont on ne parle jamais et qui est tout juste nécessaire pour permettre à certains d'accéder à l'humanité. Cette fois, ils étaient à l'intérieur du cercle magique, où chaque geste est vu, pesé, reconnu, où chaque parole est articulée et entendue, en un mot où tout participe du prestige dont bénéficie la forme. C'est le reste du monde qui faisait la queue aux portes du bistrot. C'étaient les passants qui guettaient avidement leurs propos et leurs gestes.»37

Le bistrot joue un rôle essentiel dans le paysage urbain. Il a le pouvoir de créer une cohésion dans un quartier, recomposer un esprit de village, offrir un peu de chaleur humaine pour lutter contre le masque glacial de l'indifférence urbaine. Il crée des repères, favorisent des rencontres, il est générateur d'une vie sociale dense, il est la dernière place publique.

Mais tous les débits de boissons ne connaissent pas le même succès. L'ensemble des éléments qui les constitue (esprit du lieu, esprit des gens), répondra efficacement ou pas au rôle qu'il est censé jouer. Le bistrot impose avant tout un dialogue avec la rue.

En ouvrant un établissement, les nouveaux gérants d'un bistrot adoptent systématiquement une série de règles, un panel de signes et de symboles représentant les valeurs acquises de l'établissement. Des valeurs culturelles y ont été forgées au fil des décennies qui, appartiennent à la mémoire collective. Outre le rite évident tel que le geste de «verser à boire» qui dévoile clairement la vocation du lieu, d'autres éléments permettent ensuite de distinguer les débits de boissons les uns des autres, et de pouvoir en choisir un en particulier qui répondra plus fidèlement à notre quête, quelle soit de nature culturelle ou économique.

Comme tout lieu clos le bistrot possède une âme qui rompt avec celle, diffuse, de la rue. Les données changent, les relations entretenues avec les choses et les gens se redéfinissent sous d'autres angles. Nos capacités d'adaptation sont mises à l'épreuve.

Ce mémoire a été l'occasion pour moi de révéler la simplicité d'un quotidien souvent négligé parce qu'évidemment banal. Il m'a permis de m'émerveiller sur des détails, à première vue sans importance mais d'un intérêt crucial en définitif, car appartenant à un ensemble cohérent comme l'est la pièce d'un puzzle. Il est curieux de s'apercevoir que l'atmosphère, la magie d'un lieu, naît de l'association d'une multitude d'éléments. Cette notion du «tout et ses parties» met en évidence l'importance que le détail procure à la composition globale du site.

Les miroirs démultiplient les images, les visages, brouillent les perspectives, dans une pré-ivresse où l'œil du buveur perd tout repère spatial. Son regard se vide dans un infini de visages et de corps qui enivre, qui trouble. La tête tourne.

Sur le comptoir, des flaques de bière maladroitement renversée réfléchissent les néons irradiant leurs rayonnements roses depuis le plafond. Le regard s'évade dans ces variations lumineuses. La pupille se fixe sur un monde inconnu, oublié. Chaque détail devient à lui seul un univers gigantesque. L'homme boit, son esprit voyage dans les flaques, dans les gouttelettes réfléchissantes. Tout est brillance, luisance.

Les cendriers sont pleins et débordent de noyaux d'olives mal nettoyés, de cigarettes mal écrasées, d'allumettes en partie consumées, d'emballages froissés, une déchetterie où chacun semble avoir livré combat en consommant.

Chaque fin de soirée, un coup de serpillière efface l'alcool renversé sur le sol d'une salle enfumée où l'odeur nauséabonde et âcre du tabac froid imprègne chaque mur, chaque banquette. Le bistrot baisse ses rideaux métalliques grinçants sur un lieu cadavérique, blême, où se mêlent l'odeur de la nicotine, de la sueur, de la vinasse écœurante, des haleines fétides, tout ce qui constitue cet univers tiède, moite et nauséabond qu'engendrent les soirées fortement arrosées.

Partout où l'homme passe, il laisse une trace, et c'est particulièrement vrai au bistrot. C'est son terrier communautaire, son repère revigorant, il s'y frotte, l'imprègne de son odeur, de sa véhémence, et de ses vieux instincts anarchistes.

Le bistrot est peut être ce lieu d'évasion, où l'on voyage par l'ivresse, où l'on frôle les corps, où l'on s'épuise en discussions, se saoulant de paroles autant que d'alcool. On oublie et on se laisse porter par les autres, par le brouhaha auquel on participe et où l'on se perd. Les voix se confondent et nous dépersonnalisent dans un magma sonore à la fois commun et unique qui est la voix même du bistrot. On se baigne dans la chaleur humaine, on touche l'autre, on se sent exister.
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