DES PETITS LUTINS QUI AVALENT DES PIÈCES DE DEUX FRANCS ET CRACHENT QUELQUES GRAINES
les machines à cacahuètes du zorba
Je les devine dans mon dos. Ils sont tous les deux perchés sur une fine tablette d'aggloméré posée sur un haut radiateur en fonte. On ne les voit plus, et pourtant ils sont là, ils appartiennent au paysage. Ils se confondent avec le mur. Le rouge vif d'hier s'est fondu au mur nicotiné. Ils sont comme le reste, des images figées dans une image globale. Leur utilisation quotidienne les fait resurgir. On doute de leur fonctionnement, on les secoue. Enfin ils existent, ils prennent forme. Leurs arêtes se précisent. Ils redeviennent des volumes palpables, association de plastique rouge et de plastique transparent, sur laquelle s'impose la brillance du chrome.

Les deux distributeurs de cacahuètes du Zorba, petit bistrot kabyle du quartier de Belleville, sont liés l'un à l'autre par un élastique noir et grossier. L'objet doit s'adapter à son environnement, subir les modifications et les manies de ses propriétaires. Le distributeur de cacahuètes est constamment brutalisé comme le sont presque tous les objets du bistrot, comme l'est tout objet de lieu public, et tout particulièrement localisé dans un univers masculin.

Comme des silos à grain, les distributeurs du Zorba sont collés l'un à l'autre. L'un distribue des cacahuètes, l'autre des pistaches. Seulement, la quantité déversée est toujours dérisoire. Cette frustration déclenche parfois chez la victime une série de gestes spasmodiques et brutaux, justifiant la présence de l'élastique. Le premier réflexe de l'utilisateur est, en effet, d'incliner l'appareil vers lui pour récupérer les derniers grains. Le large élastique noir solidarisant les deux distributeurs empêche alors tout basculement. La série de comportements qui s'en suit est commune à de nombreux usagers. Le client enfonce ses doigts dans la gorge de l'appareil et finit par s'agenouiller afin d'avoir la certitude visuelle de tout bien récupérer. Puis il se redresse et regagne sa table, la soucoupe à moitié vide à la main, en affichant un air désabusé.

Une fois rempli, le distributeur a pour particularité «théorique» de devenir autonome. Or, il n'en est rien. Le personnel est constamment sollicité, soit pour faire de la monnaie en pièce de deux francs, soit pour distribuer des soucoupes à tasse. Se révèle alors une absence fondamentale : celle de soucoupes appropriées en libre-service près de l'appareil. Le client les réclame d'ailleurs, dans un cas de figure bien précis : lorsqu'il désire partager avec d'autres. Malheureusement, une pièce de deux francs ne suffit pas à garnir la soucoupe, la quantité déversée étant calculée pour ne remplir que le creux d'une main.

Mais alors pourquoi ce distributeur plein d'inconvénients a-t-il toujours autant de succès ? Plus qu'un simple appareil, la machine est un jouet, un instrument de mise en valeur qui fascine d'abord par la quantité de cacahuètes qu'elle retient dans son silo! Une corne d'abondance dont le porte-monnaie ne viendra jamais à bout. Consommer des cacahuètes est banal, plonger sa main au fond d'un bol pour en extraire trop facilement la marchandise, n'a rien d'excitant. Mais aller se servir au petit silo rouge, en suivant un mode d'emploi particulier, glisser une pièce dans la fente puis tourner la clé, entendre le butin tomber dans la cavité inférieure comme s'il s'agissait d'une machine à sous, donne aux cacahuètes un charme supplémentaire. Il ne s'agit plus de simples graines torréfiées, mais d'un magot précieux, qu'on ne dévore pas goulûment, mais qu'on apprend à savourer.

La faible quantité de pépites salées que délivre l'appareil ouvre l'appétit, il n'est pas rare de voir le client y retourner fréquemment, relancer la formule magique, répéter méticuleusement les gestes qui font pleuvoir maigrement la corne d'abondance.

La gestuelle particulière qui accompagne le distributeur a ainsi le pouvoir de magnifier la marchandise distribuée.