LE SOUS-BOCK
Le sous-bock fait partie des objets mythiques du bistrot. Il renforce l'image du verre de bière, lui donne une plus-value (et réciproquement). Réunis, les deux objets proposent une image globale puissante. Lorsqu'une bière est servie sans sous-bock, il manque quelque chose, on a l'impression désagréable d'avoir été négligé, malmené. Le sous-bock tire son origine de la consommation de la bière. Pourquoi cet accessoire pour le verre de bière et pas pour le verre de vin ? Il est, habitude aidant, difficilement concevable d'accompagner un verre de Muscadet d'un sous-bock. Cette association est aussi ridicule que celle qui consisterait à siroter une bière à l'aide d'une paille.

Si aujourd'hui l'usage du sous-bock est ancré dans les moeurs et semble tout à fait naturel, il n'en fut pas de même à l'origine où il fut considéré, d'abord, comme un parasite. Son apparition, pourtant, est liée à des raisons pratiques. Même s'il a un rôle de semelle ridicule qui protège un élément en l'isolant d'un autre et si sa fonction évoque, de ce point de vue, celle des fameux patins qu'il fallait, hier encore, chausser pour ne pas salir les parquets cirés, le sous-bock comporte bien d'autres avantages. Sa présence, nous l'avons dit, est indissociable de celle du verre (sa taille est déjà définie en fonction du diamètre de base du verre), de la contenance et de tous les gestes qui accompagnent le service. Quand l'activité du bistrot est soutenue, les verres, fortement sollicités, ne font plus toilette au lave-vaisselle. Ils sont rincés, puis immédiatement remplis. La mousse excédentaire est raclée, et dans un temps record la bière est servie au client. Le verre que celui-ci reçoit est alors trempé et s'égoutte immanquablement sur lui à chaque gorgée.
«Grâce au sous-bock «Record» vos soucis s'évaporent !»

C'est là qu'intervient le pouvoir absorbant du sous-bock, grâce à sa fabrication dans un carton à fort cœfficient d'absorption. Il devient alors un objet efficient lors du service, puisqu'il évite l'essuyage de chaque verre, permettant ainsi un gain de temps considérable. Il facilite par ailleurs la tâche du serveur qui n'a plus à éponger systématiquement le comptoir ou la table.

Le sous-bock est une sorte de satellite au service du personnel. Recueillant les gouttes, et les buvant passivement, il possède sa propre autonomie. Intervenant en groupe, les sous-bocks sont comme des escadrilles de prothèses-éponges agissant simultanément et décuplant ainsi l'efficacité du service.

Ils interviennent à l'instant de la commande, restent isolés le temps d'un nouveau remplissage du verre dont ils servent à localiser l'emplacement. Ces petites semelles de carton deviennent de véritables cibles, des pistes d'atterrissage où les allées et venues répétées des verres sont adoucies quand la clientèle assoiffée autour du comptoir réclame et s'excite. Ils disparaissent lors du débarrassage, réintégrant la pile des congénères basée près de la tireuse. Les sous-bocks n'absorbent pas seulement les liquides, ils garantissent aussi une isolation phonique, effaçant le choc du verre sur le métal sonore du comptoir. Ils sont comme des coussinets bariolés de publicité et valorisant le verre. Quoi de plus gratifiant que d'être servi sur un plateau.

Les buveurs s'amusent avec les sous-bocks et entretiennent avec eux des relations particulières, parfois ludiques. Certains reposent négligemment leur verre, d'autres plus maniaques, s'efforcent de bien le centrer sur le graphisme imprimé.

Le sous-bock est un article de bistrot qui perd rapidement sa virginité. Son espérance de vie est généralement assez faible, au contraire de celle du verre, beaucoup plus longue et glorieuse. Dans son existence, le verre, jusqu'à ce qu'il se brise ou s'ébrèche, croisera de nombreux sous-bocks. Cet éphémère compagnon, lui, est voué à une servitude ingrate que rehausse quelque peu la publicité dont on l'affuble.

Car il est également un support de signes. La marque de bière dont il est frappé s'accorde en principe avec celle que l'on sert. Les petits bistrots de quartier s'attachent peu à ce détail, et le schéma correct est souvent rompu. Le sous-bock n'accompagne pas toujours la bonne mixture. Son image en paraît falsifiée.

S'il est un support d'information, il devient aussi médiateur de signes, d'inscriptions déposées par la clientèle. Pour faciliter le décompte des consommations, certains patrons s'en servent comme compteur en y gravant des barrettes, ou en les empilant. Il fait office de bloc-notes, on le retourne, on griffonne, on crayonne sur son dos. Il termine souvent sa vie tatoué comme un vieux marin devenu pilier de bistrot. Parfois on lui prête une certaine valeur, le carton est alors glissé dans une poche et va enrichir une collection dérisoire ou entretenir quelque souvenir. Si ce n'est pas le cas, il réintègre la pile de base, son unique famille, en attendant de rentrer à nouveau en scène.

Enfin, le sous-bock disparaît souvent dans des conditions pitoyables, à l'image d'un alcoolique cirrhosé, la peau gonflée, abîmé par toute la bière épongée. Tout cet alcool dont il s'est imbibé, l'a taché, l'a souillé. Il a essuyé la crasse des comptoirs, des mains. Il s'est écorné sous des doigts fébriles, parfois même plié, rompu, lacéré qu'il fut aussi par les pointes dures et pénétrantes des stylos billes labourant sa chair molle. Souffrant de multiples contusions, il n'est plus bon à rien.